“DIMANCHE
Entre les rangées d’arbres de l’avenue des Gobelins
Une statue de marbre me conduit par la main
Aujourd’hui c’est dimanche les cinémas sont pleins
Les oiseaux dans les branches regardent les humains
Et la statue m’embrasse mais personne ne nous voit
Sauf un enfant aveugle qui nous montre du doigt.”
Jacques Prévert, Paroles, Gallimard, 1949.
“Les lettres qui grignotent le blanc de la page ressemblent à la marque que laissent les secondes sur le vide de l’univers. Écrire, peut-être est-ce compter le temps, remplir l’espace avec un mode de calcul monotone et fascinant, faire tourner une horloge à encre. Ce serait alors pour moi une revanche sur le hasard et sur la biologie qui n’ont pas daigné m’offrir ma chance en qualité d’horloge.”
Franz Bartlet, "Le jour est toujours à l’heure", Petit éloge de la vie de tous les jours, Gallimard, 2009.
“Les lettres qui grignotent le blanc de la page ressemblent à la marque que laissent les secondes sur le vide de l’univers. Écrire, peut-être est-ce compter le temps, remplir l’espace avec un mode de calcul monotone et fascinant, faire tourner une horloge à encre. Ce serait alors pour moi une revanche sur le hasard et sur a biologie qui n’ont pas daigné m’offrir ma chance en qualité d’horloge.”
Franz Bartelt, "Le jour est toujours à l’heure", Petit éloge de la vie de tous les jours, Gallimard, 2009.
Ce qui nous parle, me semble-t-il, c'est toujours l'événement, l'insolite, l'extra-ordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu'ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent; les avions n'accèdent à l'existence que lorsqu'ils sont détournés; les voitures ont pour unique destin de percuter les platanes: cinquante-deux week-ends par an, cinquante-deux bilans: tant de morts et tant mieux pour l'information si les chiffres ne cessent d'augmenter ! Il faut qu'il y ait derrière l'événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu'à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal: cataclysmes naturels ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques...
Dans notre précipitation à mesurer l'historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l'essentiel: le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible: le scandale, ce n'est pas le grisou, c'est le travail dans les mines. Les " malaises sociaux " ne sont pas " préoccupants " en période de grève, ils sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an.
Les raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les tours qui s'écroulent, les incendies de forêts, les tunnels qui s'effondrent, Publicis qui brûle et Aranda qui parle! Horrible ! Terrible ! Monstrueux ! Scandaleux ! Mais où est le scandale ? Le vrai scandale ? Le journal nous a-t-il dit autre chose que: soyez rassurés, vous voyez bien que la vie existe, avec ses hauts et ses bas, vous voyez bien qu'il se passe des choses.
Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m'ennuient, ils ne m'apprennent rien; ce qu'ils racontent ne me concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou que je voudrais poser.
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, I'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, I'habituel, comment en rendre compte, comment l'interroger, comment le décrire ?
Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?
Comment parler de ces " choses communes ", comment les traquer plutôt, comment les débusquer, ies arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Georges Perec, « Approches de quoi ? », L"infra-ordinaire, Editions du Seuil, 1989.
64 ans, 2 mois, 18 jours Lundi 28 décembre 1987
Une blague stupide faite par Grégoire et son copain Philippe à la petite Fanny m’a rappelé la scène originelle de ce journal, le trauma qui l’a fait naître. Mona, qui aime faire le vide, a ordonné un grand feu
de vieilleries dont la plupart dataient du temps de Manès: Chaises bancales, sommiers moisis, une charrette vermoulue, des pneus hors d’usage, autant dire un autodafé gigantesque et pestilentiel. (Ce qui, à tout prendre, est moins sinistre qu’un vide-greniers.) Elle en a chargé les garçons qui ont décidé de rejouer le procès de Jeanne d’Arc. J’ai été tiré de mon travail par les hurlements de la petite Fanny, recrutée pour tenir le rôle de la sainte. Pendant toute la journée, Grégoire et Philippe lui ont vanté les mérites de Jeanne dont Fanny, du haut de ses six ans, n’avait jamais entendu parler. Ils lui ont tant fait miroiter les avantages du paradis qu’elle battait des mains en sautant de joie à l’approche du sacrifice. Mais quand elle a vu le brasier dans lequel on se proposait de la jeter toute vivante, elle s’est précipitée chez moi en 18 hurlant. (Mona, Lison et Marguerite étaient en ville.)
Ses petites mains m’ont agrippé avec une terreur de serres. Grand-père! Grand-père! J’ai tenté de la consoler avec des «là, là», des «c’est fini», des «ce n’est rien» (ce n’était pas rien, c’était même assez grave, mais je n’étais pas au courant de ce projet de canonisation). Je l’ai prise sur mes genoux et j’ai senti qu’elle était humide. Plus que cela, même, elle avait fait dans sa culotte, elle s’était souillée de terreur. Son cœur battait à un rythme effrayant, elle respirait à coups minuscules. Ses mâchoires
étaient à ce point soudées que j’ai craint une crise de tétanie. Je l’ai plongée dans un bain chaud. C’est là qu’elle m’a raconté, par bribes, entre deux restes de sanglot, le destin que ces deux abrutis lui avaient réservé.
Daniel Pennac, Journal d'un corps, Gallimard, 2012
13 ans, 1 mois, 8 jours. Mercredi 18 novembre 1936
Je veux écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle
d'autre chose.
Daniel Pennac, Journal d'un corps, Gallimard, 2012.
10.11.80
Sauve moi de la nuit difficile où ce n’est pas toi qui dors avec ta masse familière mais moi séparée de toi ;étroite et séparée de toi ;me retourne moi sans masse aucune sans difficulté aucune hélas vers le point vacillant du doute de tout
ne rien regretter.est une discipline.visant à un état.lentement de grâce.spirituelle.entièrement indemne.de la nuit difficile.rien regret.les nuages.la grâce.difficile.la nuit.visant à une discipline.lente de la masse. Familière.immortels.nous.familiers.
28.12.79
Se promener dans une ville en se laissant guider par quelqu’un:la ville devient une séquence d’instants non interchangeables,ordonnés par la conversation qui les soutend.
Photo prise à Hyde Park de mouettes, oiseaux, vêtements, chaussures:univers peuplé de restes:une des photographies de Ideko Narahara sur des moines Zen.
Duplication de silhouettes. Solarisation partielle, etc.
6/7.1.80
Pourquoi cette rage de duplication photographique ?François regarde une plante et son ombre colorée.Robert est redoublé.Jacques regarde sa propre mort,qu’il éclaire,sans visage,de sa main.Lui ai apporté cette image aujourd’hui comme pour m’en défaire.Des cadeaux dont on ignore le sens.
Dégager l’âme des choses.Leur double corporel.Ton autre visage,celui que tu ne vois pas,en deçà de ton œil,au-delà de ta vie ;redoublement né du regard amoureux:je t’aime jusque là
Évidemment, ce n’était pas un cadeau ordinaire celui de te livre,à deux heures un dimanche après-midi,l’image de ta mort.
21.2.80
Of course I am ambitious:huge colourless colour photographs of shadows on the wall,ghostly outlines disappearing into arcades,all over my wall and nothing else in the room:cushions,food,and light.and my friends O yes I am ambitious I know.
7.4.80
À Amiens, photographié intensément Jacques et Pierre Lusson dans un café,jusqu’à la fin de la pellicule.Puis nos sommes sortis dans la clarté de la place,tous les trois,et dans cette vacance qu’a tout photographe sans pellicule qui voit soudain le monde insaisissable jusqu’à ce qu’il soit de nouveau armé,je sentais un deuxième temps,qui comptait tout.De même,aujourd’hui,ce rayon de soleil sur ta manche.Il faudra un an pour que ce rayon soit absolument identique,mais tu auras vieilli d’un an.Parabole photographique du temps irréversible.Dans l’amour,l’ardeur close,tout est compté,avec la précaution et la minutie de ceux qui savent leurs jours finis.
Que mes photos soient dans le quotidien ;notre œil tourné vers le futur antérieur de l’image consignée:nous avons été cela.
Alix Cléo Roubaud, Journal (1979-1983), Fiction & Cie, Seuil, 1984, octobre 2009.
“Les événements racontés ne conservent pas entre eux les valeurs qu’ils avaient dans la vie. Pour rester vrai on est obligé d’arranger. L’important c’est que j’indique l’émotion qu’ils me donnent.”
GIDE André, Paludes, Gallimard, 1920, p.49.
2 août... Jardin Boutin. Jour d’accablement. - 3 août, jour de mieux. Anniversaire. - Bagatelle… 5 août, nuit excellente. La matinée assez bonne. Midi 1h très bien. À 2h ½ accident. Après dîné passable. Soirée bonne. - 6 août, réveil très bon. Matinée pas mauvaise. Etc.”
Joseph Joubert, Annotations d’août 1978, Les carnets, Gallimard, 1994.
“Les lettres qui grignotent le blanc de la page ressemblent à la marque que laissent les secondes sur le vide de l’univers. Écrire, peut-être est-ce compter le temps, remplir l’espace avec un mode de calcul monotone et fascinant, faire tourner une horloge à encre. Ce serait alors pour moi une revanche sur le hasard et sur a biologie qui n’ont pas daigné m’offrir ma chance en qualité d’horloge.”
Franz Bartelt, "Le jour est toujours à l’heure", Petit éloge de la vie de tous les jours, Gallimard, 2009, p17.
"Descendre dans le sanctuaire obscur où l’on est seul juge de soi-même, et laisser entrer la lumière de la vérité par inadvertance. C’est ça “écrire”."
“Mouvement contradictoire semblable à celui du journal intime. D’un côté l’envie de laisser une empreinte, de la mettre dans la lumière. De l’autre, tout dissimuler, tout ensevelir. Tension électrique dissonante alternant sans répit entre le positif et le négatif.”
“Dans cette chute, je me livre au papier. Ces feuilles sont des parachutes qui se gonflent, m’empêchent de succomber. Si tout va bien, lorsque mon pied touchera terre, je serai sauvée.”
“Tel Casanova, tu voudrais être dans ton journal intime, un homme anonyme, simple observateur de lui-même, entomologiste de son âme.”
Nathalie Rheims, Journal intime, Editions Leo Scheer, 2007, p.100, p.110, p. 146.
“De toute manière, qu'importe ? Même s'il en est ainsi pour le moment, je ne lirai jamais ce journal. Je ne désire pas franchir les limites que je me suis fixées moi-même, en pénétrant les secrets de l'âme de mon mari. De même que je n'aime pas dévoiler aux autres ce que j'ai dans l'esprit, de même je ne suis pas curieuse de savoir ce que les autres ont au fond d'eux-mêmes. Qui plus est, s'il a envie de me faire lire ce journal, c'est que ce dernier contient peut-être des mensonges. Il n'y est pas forcément écrit seulement des choses agréables pour moi. Mon mari peut écrire et penser ce qu'il lui plaît, moi j'ai fais autant. La vérité est que, moi aussi, j'ai commencé cette année à tenir un journal. Les personnes comme moi, qui ne racontent pas aux autres leurs affaires, ont besoin de se les raconter au moins à elles-mêmes. Je n'ai pas la maladresse de laisser soupçonner à mon mari que j'écris mon journal. Je l'écris en guettant ses absences et je le cache dans un endroit dont il n'a pas la moindre idée.”
Junichirô Tanizaki, La confession impudique, Gallimard, 1963, p.14.